L’impératif d’une métaposture

Reculer pour mieux sauter, à la suite de Max Jacob

Dans ses lettres à Jean-Jacques Mezure de 1941 à 1944 (Lettres à un jeune homme, Bartillat, 2009), la poète et plasticien Max Jacob, en retraite ou tout comme, exhorte son jeune correspondant, apprenti poète et céramiste, attiré par la prêtrise et adulte en devenir, à dépasser la seule esthétique – les doctrines et techniques apprises, qui sont de l’ordre de la vie quotidienne -, pour atteindre une acuité de regard sur le monde et sur la vie. Selon cet éducateur par voie épistolaire, en effet, savoir prendre du recul, savoir voir tout par le grand bout de la lorgnette et observer chaque détail comme un phénomène remarquable est la fine fleur de l’intelligence « ou art des grandes lignes », à condition de se laisser gouverner par « la charité, laquelle est un mélange de compréhension et d’amour » (lettre du 15 juillet 1942). Et cet art se décline à différents niveaux. Jacob prône un examen minutieux des choses, mais également de l’instrument de mesure lui-même : « Il faut aussi se voir soi-même et se voir voyant les autres ; c’est un excellent dédoublement, et qui donne des jouissances, rend compréhensif, accessible à la compassion, etc.. » (ibid). En suivant cette voie et en précisant sa pensée avec courage (lettre du 8 octobre 1941), son ami parviendra à faire éclore sa personnalité et à déboucher sur des trouvailles lumineuses.

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Voir au-delà du visible (cathédrale de Saint-Malo, 2019).

Applicable à tout un chacun, cette leçon de distanciation pour un résultat plus ajusté est nommée en psychologie et, sur cette base théorique, en éducation spécialisée, la « métaposture ». Soit dit en passant, plutôt que la psychologie clinique ou la psychanalyse et ses théories du « contre-transfert », la référence de Max Jacob à sa pratique catholique de la « relecture de vie » – l’introspection individuelle depuis son expérience journalière -, est manifeste (1). « C’est un exercice fatigant mais ultrasalutaire », déclare le poète (lettre du 15 juillet 1942). Ultra-salutaire dans le domaine éducatif, oui, moins à long terme que sur le moment-même et peu après. Qu’ai-je dit/fait et comment, ou que vais-je dire/faire et comment ? L’enjeu est de taille, au jour le jour, pour mener à bien un accompagnement auprès d’une personne fragile demandant un étayage en vue d’un mieux-être voire d’un renforcement personnel, et en somme d’une adaptation ou d’une insertion sociale. Enfant comme adulte.

Combien de fois, en effet, intervenons-nous sans contrôler notre spontanéité – et pourquoi pas, à l’occasion, car celle-ci peut être porteuse d’un élan constructif et parfois même de fulgurances !… Mais également sans y revenir, sans requestionner nos postures et prises de position. A quoi bon, dira-t-on, puisque ce que je produis est plutôt ou très satisfaisant ? Nul n’est jamais trop sûr, en vérité, et l’humilité de la relecture individuelle ou collective permettra souvent soit d’augmenter les impacts positifs, soit d’éviter la casse. On est témoins tous les jours de cette valeur ajoutée, en vérité. Ou de ces erreurs de jugement, de ces manques.


[Je suis susceptible de prolonger ultérieurement cet article, qui mériterait un traitement plus fourni et illustré d’exemples que cette seule introduction.]

(1) Sujet à des visions mystiques dès 1914, le poète, d’origine juive, est baptisé dans la religion catholique en 1915 et prend pour parrain le peintre Picasso. Il n’en devient pas bigot pour autant, gravitant dans le milieu artistique et festif de Montmartre, puis de Montparnasse, et multipliant les aventures homosexuelles. Une cure de désintoxication le conduit à Saint-Benoît-sur-Loire, en 1921, l’un des berceaux de la vie bénédictine, où il revient passer les neuf dernières années de sa vie, avant d’être arrêté par la Gestapo en 1944 et de mourir d’une pneumonie dans le centre de transit de Drancy.

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